À l’angle des rues de Verdun et de la Victoire, sur un terrain appartenant à la Ville de Québec, on retrouvait une maison en bois à deux logements servant à loger les gardiens du pont de l’aqueduc. En 1971, Jules Emond et Jean-Paul Auclair furent les derniers à y résider.
Les gardiens du pont de l’aqueduc
À l’angle des rues de Verdun et de la Victoire, sur un terrain appartenant à la Ville de Québec, on retrouvait une maison en bois à deux logements servant à loger les gardiens du pont de l’aqueduc. En 1971, Jules Emond et Jean-Paul Auclair furent les derniers à y résider.
Fils d’un tanneur de Saint-Sauveur
Le 28 septembre 1845 – quatre mois jour pour jour après l’incendie majeur du faubourg Saint-Roch, et trois mois jour pour jour après celui du faubourg Saint-Jean – Magloire Emond, futur gardien du pont de l’aqueduc, voit le jour à Québec. Fils de Magloire Emond, tanneur, et d’Adélaïde Thomas dit Bigaouette, il est baptisé, dès le lendemain, par Léon Roy, vicaire de la paroisse de Saint-Roch, probablement dans l’église nouvellement reconstruite.
À la veille de ses 18 ans, la vie de Magloire Emond est à nouveau marquée par le feu. Le 7 août 1863, occupé à faire bouillir du goudron au chantier de monsieur Gilmour, à l’anse au Foulon, Magloire Emond père voit soudainement ses vêtements imprégnés d’huile s’enflammer. Il a aussitôt le réflexe de se jeter à l’eau, mais la marée étant basse, il ne peut que se rouler dans la boue. Les bras et les jambes horriblement brûlés, il est transporté à l’hôpital de la Marine de la Pointe-aux-Lièvres[1].
Trois jours plus tard, Magloire Emond succombe finalement à ses blessures. Né le 13 mars 1820 à Saint-François-de-l’Île-d’Orléans, ce père de famille de la paroisse de Saint-Sauveur, âgé seulement de 43 ans, laisse dans le deuil son épouse et cinq enfants : Magloire, l’aîné, Élisabeth, Jules, Alfred et Wilbrod, le benjamin.
Magloire Emond, cet ouvrier qui a été si gravement brûlé dans le chantier de MM. Gilmour la semaine dernière, est mort lundi soir des suites de cet accident. Il demeurait à St. Sauveur. Il laisse sa femme et cinq enfants en bas âge. La pauvre veuve est dans un état affreux depuis le moment de la mort de son mari ; elle tombe continuellement en convulsion et paraît avoir perdu la raison ; l’on craint beaucoup, vu son faible tempéramment [sic], qu’elle ne puisse supporter le malheur terrible qui vient de la frapper[2].
Magloire Emond et Lumina Gauthier
Dix ans après la mort de son père, Magloire Emond, charpentier de Saint-Sauveur, décide d’unir sa destinée à celle de Lumina Gauthier, fille majeure de Saint-Roch[3]. Célébré le 24 novembre 1873, ce mariage survient au moment de la construction du premier pont de l’aqueduc par l’entrepreneur Charles Jobin, dont la résidence était située à l’encoignure des rues Hermine et Bayard[4].
Douze ans plus tard, année de la fin des travaux du second pont de l’aqueduc[5], soit celui que l’on connaît aujourd’hui, c’est au tour de Wilbrod Emond et de Mathilda Tanguay de recevoir la bénédiction nuptiale, à l’église de Saint-Sauveur, en présence du frère de l’époux, Magloire Emond. Celui-ci, qui se dit cordonnier, réside alors au 389, rue Saint-Vallier, à l’ouest de la rue Saint-André [Marie-de-l’Incarnation], probablement dans une maison louée de la Ville de Québec (près de la mycobrasserie Chapeau les bois).
L’année suivante, après avoir proposé sa candidature aux élus municipaux, il se voit octroyer le poste de gardien du nouveau pont de l’aqueduc[6]. Magloire Emond a désormais pour tâche principale de vérifier la pression de l’eau et de communiquer avec les autorités compétentes par le biais d’une ligne téléphonique nouvellement installée entre le bureau du télégraphe d’alarme, la résidence du chef des pompiers Philippe Dorval, le pont de l’aqueduc et le château d’eau de Lorette[7].
Notre confrère du Canadien annonce ce qui suit : « On a constaté samedi matin pour la première fois les grands services qu’est appelée à rendre la ligne téléphonique que l’on construit entre la ville et le Château d’Eau à Lorette pour les besoins de l’aqueduc. Cette ligne étant terminée jusqu’au pont de la rivière St-Charles, le gardien Emond, qui veillait à cet endroit, a téléphoné au chef Dorval, à 3.30 heures, que la pression de l’eau dans le tuyau neuf venait de baisser de 35 livres. M. Dorval lui a répondu immédiatement de faire jouer les écluses en conséquence, puis il a téléphoné aux pompiers du poste central d’amener sa voiture chez lui de suite[8] […] »
La maison des gardiens du pont de l’aqueduc
En août 1889, afin de loger ses gardiens du pont de l’aqueduc, Magloire Emond et probablement son frère Wilbrod, la Ville de Québec fait construire à l’angle des actuelles rues de Verdun et de la Victoire, par l’entrepreneur Patient Côté et Cie, une maison en bois à deux logements de 30 pieds par 24 pieds[9]. Ceux et celles qui empruntaient le pont de l’aqueduc afin d’éviter le péage du pont Scott seront dorénavant surveillés de près.
Les propriétaires du pont Scott informent le Conseil [de ville] que des gens se servent du pont de l’aqueduc pour traverser la rivière St-Charles, ce qui leur est dommageable, et invitent le Conseil de voir à que personne ne passe par cet endroit, excepté les employés de la corporation. Renvoyé au comité des chemins[10].
Deux ans plus tard, Magloire Emond, 46 ans, et son épouse Lumina Gauthier, 41 ans, parents de huit enfants, Joséphine, 16 ans, Marie-Louise, 15 ans, Lumina, 14 ans, Alice, 11 ans, Émile, 9 ans, Albertine, 5 ans, Arthur, 3 ans et Yvonne, 6 mois, partagent cette maison de bois à deux étages, de huit pièces, avec Wilbrod Emond, 33 ans, et Mathilda Tanguay, 26 ans, parents de trois jeunes enfants, Corinne, 4 ans, Berthe, 3 ans et Alfred, 1 an[11].
Au secours des cousines Gillespie
Le 30 août 1899, un drame horrible survient devant la résidence des frères Emond. Alice Gillespie, âgée de 26 ans, institutrice, fille de James Gillespie, propriétaire d’une ferme sur la rive nord de la Saint-Charles, et sa cousine Helena Gillespie, âgée de 15 ans, fille de George Gillespie d’Ottawa, se noient près du pont de l’aqueduc. Magloire Emond, qui est à l’extérieur en train de fendre du bois, est témoin de la tragédie. Après avoir entendu des cris de détresse et des appels à l’aide, il embarque aussitôt dans un bateau plat et tente vainement de se diriger en direction des enfants.
Comme il n’a pas de rames, son frère Wilbrod lui en lance une. En essayant de l’attraper, Magloire, qui ne sait pas nager, tombe à l’eau. Grâce à une gaffe de 15 pieds tendue par son frère, il peut rejoindre la rive et retrouver son embarcation. De nouveau dans son bateau, avec cette fois-ci une rame, il retourne porter secours aux enfants avec un monsieur Latulippe. Grâce à leur intervention, deux enfants sont sauvés.
Magloire Emond, gardien du pont de l’aqueduc, est ensuite entendu. Il était à fendre du bois au coin de son hangar, près du pont, vers 11h30, hier midi, lorsqu’il a vu jouer les quatre filles dans l’eau. Il a considéré qu’elles étaient imprudentes. Elles se tenaient par la main et marchaient dans l’eau du côté nord du pont. Il y a là du sable mouvant, et la profondeur de l’eau varie de 5 à 17 pieds. Quelques minutes après, il a entendu des cris de détresse. Il s’est aperçu alors que les jeunes filles étaient séparées et il a vu qu’elles avaient gagné le remous où à cet endroit il y a environ dix pieds d’eau. Il a couru vers la rivière et a lancé son « flat », qu’il a envoyé dans la direction où étaient les filles. Il n’avait pas de rames, et son frère lui en a envoyé une. Il a manqué la rame et l’embarcation a chaviré. Il est tombé à l’eau. Il a nagé vers terre. Son frère, Wilbrod, lui a présenté une gaffe de 15 pieds qu’il a pu saisir. Il a pu atteindre le rivage et a pu saisir son « flat » avec la gaffe, et il est retourné au secours des malheureuses. Il a traversé la rivière et s’est rendu avec M. Israël Latulippe au remous. Latulippe a sauvé [Frances], et lui Mildred. Toutes deux furent transportées sur le rivage où on en a pris soin. Les deux autres, Alice et Helena, ont été retirées mortes au même endroit, quelques minutes après[12].
La relève familiale
En 1911, les frères Emond occupent toujours la même maison. Ces gardiens du pont de l’aqueduc, qui travaillent 60 heures par semaine, 52 semaines par année, ont alors un salaire annuel de 624 $. Ce qui est environ 280 $ de plus que les journaliers de leur voisinage et 250 $ de plus que la cuisinière de Magloire Emond, Adelaïde Durand[13]. Quelques années plus tard, ce dernier part à la retraite, après environ 30 ans de loyaux services. Son fils Arthur prendra la relève. Celui-ci travaille avec son oncle Wilbrod pendant une courte période.
Au début des années 20, il est remplacé par Wilfrid Auclair, époux de Délina Roy. Le 30 juin 1930, huit ans après le décès de son frère Magloire, Wilbrod Emond rend à son tour l’âme à l’âge de 72 ans. Le défunt résidait toujours dans la maison des gardiens du pont de l’aqueduc, au 174, rue de Verdun; la porte voisine, le 172, était occupée par la famille de Wilfrid Auclair.
À St-Malo, le 30 juin 1930 à l’âge de 72 ans et 4 mois est décédé M. Wilbrod Emond, ancien gardien de l’aqueduc, époux en premières noces de feu dame Mathilde Tanguay et en secondes noces de dame [Angélina] Sanschagrin. Les funérailles auront lieu jeudi matin à 8 heures. Départ de la maison mortuaire, n° 174, rue Verdun, à 7h45 pour l’église de St-Malo et de là au cimetière St-Charles. Il était le père de la R. S. St-Eustache, de la congrégation de Notre-Dame, de Mme J.-B. Rioux (Corinne), ainsi que de mesdemoiselles Thérèse et Bertha Emond. Il laisse aussi cinq fils Adolphe, Georges-Albert, Jules, Maurice et Roger. Feu M. Emond était également le beau-père de M. Georges Plamondon[14].
En 1943, à l’instar de Jules Emond, fils de Wilbrod, c’est au tour de Jean-Paul Auclair de remplacer son père. Jusqu’en 1971, ces deux hommes résident côte à côte sur la rue de Verdun. Forcés de se trouver un autre logement, ils vont vivre, tous les deux, à Ville Vanier. Tandis que Jules Emond, époux de Laure-Emma Drolet, s’installe au 492, avenue Santerre, appartement 3, Jean-Paul Auclair, époux de Reine Ruel, emménagent au 209, rue du Pont-Scott, appartement 402.
Aujourd’hui, là où était la maison des gardiens du pont de l’aqueduc, on retrouve un espace vert, sans nom ni monument, traversé chaque jour par des centaines de résidents. Lesquels n’ont probablement aucune idée de l’histoire du lieu. Afin de remédier à cela, la Ville de Québec devrait baptiser cet espace en l’honneur des gardiens Emond et Auclair et y installer une œuvre d’art commémorant leur travail. De cette manière, la population serait mise « au courant » du rôle joué par ces familles!
[1] Le Courrier du Canada, Québec, 10 août 1863, p. 3.
[2] Le Courrier du Canada, Québec, 12 août 1863, p. 3.
[3] Église Saint-Roch, Québec, 24 novembre 1873, folio 172.
[4] BAnQ Québec, CN301,S357, Notaire Louis Leclerc, 4 novembre 1873, n° 2760.
[5] Le Courrier du Canada, Québec, 31 juillet 1885, p. 2
[6] The Morning Chronicle, Québec, 12 juillet 1886, p. 4.
[7] L’Électeur, Journal du soir, Québec, 15 décembre 1886, p. 3.
[8] Le Courrier du Canada, Québec, 20 décembre 1886, p. 2.
[9] BAnQ Québec, CN301,S377, Notaire Joseph Allaire, 12 août 1889, n° 4277.
[10] La Justice, Québec, 24 juillet 1889, p. 1.
[11] BAC, RG31, Recensement du Canada de 1891, Québec, 178, Quartier Saint-Roch Nord, L, p. 12-13.
[12] Le Soleil, Québec, 31 août 1899, p. 8.
[13] BAC, RG31, Recensement du Canada de 1911, Québec Est, 188, Quartier Saint-Malo, 41, Famille n° 69-70, p. 7-8.
[14] Le Soleil, Québec, 2 juillet 1930, p. 19.
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