Grâce à un homme d’affaires de Rimouski, un cinéma, ayant pour nom le théâtre Français, voit le jour en 1916 dans le quartier Saint-Sauveur. Pour certains croyants, ce lieu d’amusement est sans équivoque un piège du diable tendu à la jeunesse!
Le théâtre Français et le cinéma Laurier au coin Saint-Vallier – Carillon – 1 de 3
Grâce à un homme d’affaires de Rimouski, un cinéma, ayant pour nom le théâtre Français, voit le jour en 1916 dans le quartier Saint-Sauveur. Pour certains croyants, ce lieu d’amusement est sans équivoque un piège du diable tendu à la jeunesse!
Monsieur Théberge de Rimouski
Au printemps 1916, en pleine Première Guerre mondiale, Joseph-Abraham Théberge, industriel et financier de Saint-Germain de Rimouski, fait construire au coin des rues Saint-Vallier et Carillon, au coût de 7 500 $, un théâtre en brique à un étage de 50 pieds (≈15 mètres) de largeur sur 98 pieds (≈30 mètres) de profondeur[1]. Le 24 juin 1916, le théâtre Français, situé face au Carré Saint-Pierre [parc Durocher], profite de la fête de la Saint-Jean-Baptiste pour ouvrir ses portes au public. Pour dix sous, on peut y voir « les vues les plus recherchées » produites par le studio américain Bluebird Photoplays, dont le film muet L’œil de Dieu [The Eye of God], sorti quelques semaines plus tôt[2].
La campagne anti-cinéma
Sans surprise, l’arrivée de ce nouveau théâtre n’est pas saluée par la presse catholique de Québec, laquelle mène alors une campagne anti-cinéma. Pour L’Action catholique, la foule qui se presse, chaque soir, à l’entrée de certains théâtres de Saint-Roch est composée en grande partie « de gamins qui mâchent du tabac, de fillettes qui mâchent de la gomme, de certains autres polissons, puis d’un monde dont on ne sait trop ce qu’il est, et, enfin, de “filles” à la mine provocante qui reluquent au passage quelques petits dandys qui seront leurs compagnons obligés de tout à l’heure[3] ».
Par un drôle de hasard, le jour même de l’inauguration du théâtre Français, Le Franc-Parleur de Québec informe ses lecteurs « [qu’il ne veut] pas prendre fait et cause pour les théâtres de “vues animées”, mais [ne peut] s’empêcher de remarquer que L’Action catholique fait fausse route avec sa campagne [contre les cinémas] ». Après avoir reconnu que « des films insipides, suggestifs, obscènes mêmes […] ont été reproduits sur l’écran lumineux à Québec », le journal indépendant de Raoul Renault déclare néanmoins :
Quelle que soit la campagne que pourra faire l’Action Catholique, elle ne pourrait pas plus arrêter les représentations cinématographiques qu’elle pourrait détourner les eaux du Saint-Laurent. C’est ancré dans nos mœurs, surtout dans les mœurs de la masse. Et la masse va continuer à aller aux “vues”. Car pour le peuple, c’est une récréation peu coûteuse[4].
Pendant que Le Franc-Parleur prédit l’avenir avec justesse, sauf pour le coût du maïs éclaté combiné avec une boisson froide pétillante, les gens du théâtre Français cherchent à attirer les fidèles devant leur écran par la publication d’annonces et de communiqués. Le 27 juin 1916, dans le journal Le Soleil, on invite la population à venir voir le plus beau et le plus hygiénique théâtre de vues animées de Québec avec les plus belles sorties de tous côtés[5]. Environ deux semaines plus tard, par le biais du Franc-Parleur, on convie cette fois-ci les amateurs de Charlie Chaplin à assister à la représentation du film Floor Walker dans un théâtre parfaitement ventilé[6].
Les chansons comiques de M. Victor
Après s’être vanté dans les jours précédents de présenter « les vues les plus instructives et les plus morales[7] », le théâtre de la rue Saint-Vallier est fier d’annoncer, le 2 août 1916, l’embauche « d’un explicateur et chanteur de chansons comiques dans la personne de M. Victor[8] ». Natif de Saint-Hyacinthe, Victor Plamondon, comédien de vaudeville, chanteur populaire et conférencier de films muets, partagera la scène, dans la seconde moitié des années 1920, avec Rose Ouellette, Manda Parent et Juliette Pétrie[9].
Théâtre Français. C’est le nom d’un nouveau théâtre, ouvert depuis quelque temps, en face du carré Saint-Pierre, sur la rue [Saint-Vallier]. Il porte un nom absolument français, et, de plus, les vues cinématographiques qu’il donne sont expliquées en français par un conférencier. Ce nouveau théâtre ne donne que des productions de première ordre, son appareil reproducteur est très puissant et [projette] les vues d’une façon très nette, sans ce sautillement que l’on remarque dans les autres théâtres et qui fatigue la vue. La capacité du nouveau théâtre est de 800; tous les sièges sont de plein pied, de même que les sorties au nombre de cinq[10]
L’Étincelle du Sacré-Coeur
En février 1917, le théâtre Français est à nouveau victime d’une campagne anti-cinéma, menée, entre autres, par L’Étincelle du Sacré-Cœur, bulletin paroissial de Saint-Sauveur, publié par les pères Oblats. Afin de convaincre leurs paroissiens que le cinéma, cet œuvre du diable, pervertit la jeunesse, ces « missionnaires » rapportent, dans leur bulletin du 16 février, que, selon le juge Choquette, soixante-quinze pour cent des enfants que le vice conduit au tribunal sont des victimes des vues animées et qu’un récent rapport de la cour juvénile de Montréal signale que les romans policiers et les théâtres de vues animées sont les causes principales de la perversion de la jeunesse[11]. Malheureusement pour les Oblats et le juge Philippe-Auguste Choquette, l’histoire a plutôt démontré que le danger pour la jeunesse n’était pas sur l’écran lumineux mais sous la soutane de certains serviteurs de Dieu.
À bas le théâtre. Quand le diable remue la queue, c’est bon signe. Ce dicton populaire est vrai. Il ne faut donc pas être surpris si le diable du théâtre ne pouvant réussir à attirer dans ses pièges notre belle et bonne jeunesse s’est remué assez pour faire sortir de terre tout autre chose qu’une arche de Noé, espérant cette fois ne pas manquer son coup. Nous avons assez confiance dans l’esprit chrétien de notre population pour être bien convaincu que le prince des ténèbres n’aura pas plus de chance avec danse et son salon de réception qu’il n’en a eu jusqu’ici avec son théâtre. [Signé] Fiasco[12].
[Suite à venir]
[1] Archives de la Ville de Québec (AVQ), urbanisme, permis 2259, 27 avril 1916.
[2] Le Soleil, Québec, 23 juin 1916, p. 12.
[3] L’Action catholique, Québec, 16 juin 1916, p. 1; La Vérité, Québec, 1er juillet 1916, p. 343.
[4] Le Franc-Parleur, Québec, 24 juin 1916, p. 6.
[5] Le Soleil, 27 juin 1916, p. 10.
[6] Le Franc-Parleur, 15 juillet 1916, p. 6.
[7] Le Soleil, 31 juillet 1916, p. 4.
[8] Ibid., 2 août 1916, p. 7.
[9] Montréal qui chante, Montréal, janvier 1916, n° 1, p. 12; L’Autorité, Montréal, 1er mars 1925, p. 4; La Presse, Montréal, 19 février 1927, p. 46.
[10] Le Franc-Parleur, 26 août 1916, p. 12; 9 septembre 1916, p. 3.
[11] L’Étincelle du Sacré-Cœur, Bulletin paroissial de Saint-Sauveur, Québec, 16 février 1917, p. 63-64.
[12] Ibid., p. 64.
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