Le village dans la ville
Il y a quelques années, quand j’étais au début de la vingtaine, il m’arrivait fréquemment de perdre mon certificat de naissance. Étourderie, déménagements, révolte inconsciente contre le fait d’être fiché, etc. Toutes les raisons étaient bonnes pour justifier ces écarts. Or, il reste que, à ce jour encore, ce papier est tout de même indispensable en certaines situations. Ce qui fait que je devais me rendre à l’ancien Bureau de l’état civil qui était situé sur la rue Montmagny. C’était là mes seules occasions d’aller visiter le quartier Saint-Sauveur. Et chaque visite m’était pénible.
Une impression d’être au milieu de nulle part m’envahissait parce que, chaque fois, j’avais du mal à trouver mon chemin. J’errais, sans repères, par les rues désertes où il me semblait croiser, se traînant misérablement, la sale réputation qu’avait alors le quartier, avec, accroché à son bras, le fantôme effiloché de Rita Toulouse. Mon sentiment de déroute m’interdisait toute rêverie propre à la flânerie et qui souvent est la source de bien des Ha! et des Ho! face aux charmes d’un endroit inconnu. Bref, le quartier me semblait une excroissance urbaine informe et illisible, farouchement en retrait, du moins, en esprit, et à un point tel que je n’aurais pu déterminer avec clarté qui du quartier ou du centre-ville avait exclu l’autre.
Heureusement, comme le chantait un autre, en d’autres temps et dans un tout autre contexte, là-dessus, le temps est passé. Progressivement, mes pas et la vie m’ont mené au-delà de la taverne Jos Dion, ce poste-frontière où, il y a peu, il faisait bon aller se dédouaner. Avec le temps, j’ai vu se dissiper mes impressions caricaturales, toutes larvées de grossiers préjugés, et j’ai pris mes aises dans le quartier.
J’y habite depuis quelques années déjà, et le regard que je porte sur mon milieu de vie s’est transformé. Une lecture plus claire des rues environnantes s’est affinée au cours de mes promenades et, sans jamais forcer la note, le quartier a fini par me charmer. Ses aspérités, ses baraques qu’on dirait sur le bord de l’écroulement et, bizarrement, toujours habitées, jouxtant des paradis de banlieue minuscules et à l’étroit parmi d’autres bâtisses à la va-comme-je-te-pousse. Les rues déployées comme des phrases pleines de ruptures de ton, s’entrecroisant dans une ambiance somme toute paisible et loin des sentiers de la « coolitude » festive obligée, tout ça maintenant me comble et m’inspire comme un secret bien gardé.
La plupart du temps, je parcours les rues de Saint-Sauveur sans autre but que le seul plaisir de me laisser surprendre par l’insolite qu’on y trouve parfois, niché dans des recoins jamais vus et pourtant cent fois croisés. Un graffiti, un lilas, une conversation entre voisins. Le quartier m’apparaît comme une courte-pointe ouverte à toute diversité, discrètement et sans jugement, sans trop faire de bruit, comme si cela allait de soi depuis toujours. Et ce qui me semblait jadis un isolement forcé du quartier se manifeste aujourd’hui à mes yeux comme un bijou brut et fragile à la fois dans l’écrin de la ville de Québec.
Alors, les soirs qu’il m’arrive de « prendre une marche » parmi les maisons et les blocs dépareillés et paisibles de mon quartier, je me réchauffe à l’idée qu’il y a de la vie là-dedans, comme un village qui dort, un village dans la ville.
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