Les lavoirs de Saint-Sauveur (1) : le Lavoir Plus
Les lavoirs et moi avons une relation amour/haine. En fait, il n’est pas réellement question d’amour ni de haine, mais plutôt de fascinant malaise. Bref. J’entretiens une passion étrange pour ces endroits mal-aimés, un peu crades et à l’orthographe douteuse. C’est donc avec une obsessionnelle volonté que j’ai entrepris de faire le tour des buanderies du quartier Saint-Sauveur.
C’est ainsi que le samedi 24 octobre, je me rends au Lavoir Plus sur Saint-Vallier Ouest, à côté de chez moi. Je descends me chercher un café et à 11 h 26, je mets ma brassée de rouge dans la sécheuse numéro deux. Je prends place au comptoir dont la fenêtre donne sur Saint-Vallier vers Charest Ouest.Il fait beau, c’est agréable. Deux sexagénaires sont déjà présents dehors, en train de fumer. Un autre homme arrive à 11 h 32. Un des deux premiers hommes rentre et me regarde. Il voit deux choses : une jeune femme mi-vingtaine et une intruse qui vient manifestement de prendre sa place. Il s’assoit à l’autre comptoir, face à Saint-Vallier, coin des Oblats, et ouvre son journal.Le troisième homme repart après avoir mis son linge à laver. Le deuxième entre et va s’asseoir sur l’unique chaise, à l’autre bout de la buanderie.11 h 37. Une femme entre avec son panier. Sans doute une mère de famille, thaïlandaise.Je regarde la vue que j’ai de ma fenêtre. Le quartier s’anime, on se sent la fin de semaine. Une belle journée d’automne. La beauté du jour fait contraste avec l’état des lieux : les tuiles du plancher sont brisées et usées par le temps. Même constat pour les bancs et comptoirs. Les murs sont d’un jaune douteux et d’un bleu royal sur le dernier tiers. Aucune des deux couleurs ne parvient à camoufler la poussière, les taches de moisissures et la crasse.11 h 43. Une laveuse fait un vacarme si énorme que j’ai réellement peur qu’elle explose. À elle seule, elle fait bouger une rangée entière de machines. À 11 h 45, elle se calme un peu, mais se démarque toujours.11 h 46. Le vacarme s’arrête, la machine a fini son cycle. L’homme au journal met son linge dans la sécheuse numéro six. À 11 h 48, il est visiblement jaloux de ma place. Lassé de son journal, il observe ses vêtements qui culbutent puis décide de se promener, les mains dans les poches.11 h 51. L’homme décide de sortir. Au même moment, je vois une araignée qui marche sur mon comptoir. Je fais preuve d’un contrôle hors pair en ne m’enfuyant pas.11 h 52. Un nouvel homme entre, la position du soleil change. Mon cahier de notes n’est plus éclairé. Je ne vois plus l’araignée. Je contiens ma panique. L’homme repart. L’araignée réapparaît à 11 h 54; je lui fais peur avec mon crayon et décide d’aller voir mon linge : sec.11 h 56. Je sors mon linge et le plie. L’homme entre au moment où je plie mes bobettes rouges (décidément !).Soudain, la femme m’aborde. C’était mon souhait en allant au lavoir ! Dans un français difficile, elle s’informe de la marche à suivre pour utiliser les sécheuses. (Tout comme elle, j’avais pris quelques secondes en arrivant pour bien comprendre, les flèches n’étant pas évidentes pour qui n’est pas habitué.) Je lui offre de prendre ma machine sur laquelle il reste encore du temps.Je pars. En sortant, le quidam au journal fume une autre clope. Je traverse la rue et rentre chez moi. De ma fenêtre, je vois l’homme qui a repris la place que je lui avais volée.Aller au lavoir n’a rien d’exceptionnel. J’ai néanmoins adoré mon expérience et je l’ai trouvée méditative. Seule avec un cahier et un crayon, buvant mon café, regardant les gens passer. Mais je sais qu’il en est ainsi parce que je ne fréquente les buanderies qu’une seule fois par année : lorsque je lave ma couette au printemps. Y aller hebdomadairement (ou plus !), avec trois poches de vêtements – notons que les hommes ont des poches, de tissus ou de vidanges – et attendre dans un endroit si délabré sans aucune distraction, c’est… déprimant.
Voici tout de même un top 5 de ce qui m’a marqué lors de mon passage
- Changer d’angle de vue permet d’apprécier les choses. J’adore la rue Saint-Vallier, mais comme pour tout amour, on finit par se tenir pour acquis. Du nouvel angle que j’avais, je me suis souvenue de mes premiers jours dans le quartier, à l’automne 2013. Je suis retombée en amour avec ma rue.
- J’ai vraiment trouvé l’expérience méditative et enrichissante ! Jugez-moi.
- J’ai vaincu ma peur des araignées pendant quelques minutes.
- Je ne pensais pas qu’un « endroit d’hygiène » pouvait être aussi sale.
- J’ai dormi dans des draps propres cette nuit-là – chose qui fait partie du top 10 des choses que je préfère (il m’en faut peu pour être heureuse).
Lavoir Plus204, rue Saint-Vallier Ouest
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